Accéder au contenu principal

Ludification académique : à côté de la plaque

    Un jour, en France, après des mois de « continuité pédagogique » plus ou moins bien gérée, quelqu’un a pensé que ce serait une bonne idée de donner des médailles en chocolat aux enseignants. Et ne riez pas, il y a eu quelqu’un pour dire «  Oh oui, super idée ! »



    Imaginons la scène de la genèse. Quelques fonctionnaires dans une salle, en train de réfléchir :

-Bon, alors, il faut faire un geste fort pour les profs, on fait quoi ? Des idées ?

-On pourrait leur donner des médailles…

-Comme aux infirmières face au COVID ? Non, ils vont dire qu’on se moque d’eux, et qu’on n’a pas d’imagination…

-Et si on leur donnait des badges ?

-Du budget ? Tu devrais voir une orthophoniste, parce que tu prononces vraiment mal certains mots.

-Non, pas du budget ! Des badges !

-Tu veux dire des écussons ? Comme aux scouts ?

-Oui ! Mais pas des vrais à coudre sur leurs chemises, hein, des numériques !

-Ah ouai, parce que les profs portent de moins en moins de chemises, j’en ai vu certains en tshirt ! Pourquoi pas en short, non mais n’importe quoi...

-On s’éloigne, là…

-Oui, pardon, les badges ! euh, numérique, c'est bien, ça fait moderne ! C’est super !

-En plus, y’a un mot vachement à la mode en ce moment, c’est ludification. Ça nous donnerait un air dans le vent, d’en faire nous aussi !

-C’est quoi, ça, la ludification ?

-Je sais pas, mais ça sonne super bien !

-Oui, très bien, le ministre va adorer. On va ludifier la vie des profs ! C’est génial !


    L’Académie de Montpellier, mais elle n’est pas la seule, a ainsi mis en place le système des open badges. On peut lire sur le site :

« L' académie de Montpellier mobilise les open badges afin de mieux motiver, reconnaître et certifier les compétences des enseignants (…) les open badges permettent de valoriser les acteurs impliqués dans l'évolution et la transformation des pratiques pédagogiques. »

    Vous cherchez les verbes clés ? motiver, reconnaître, certifier, valoriser .

Pour découvrir les intitulés de tous les badges imaginés, cliquez ici


Tout ceci vu du FLE

    Nous-autres, enseignants FLE, (qui ne sommes pas des agents publics de l'Etat), nous savons bien qu’on ne fait pas ce métier pour l’argent. Sinon, on serait conseillers en marketing ou youtubeur maquillage...

    Pour généraliser, on peut même affirmer que c’est très rarement l’argent qui pousse un prof à bien faire son travail, voire très bien le faire, en y investissant beaucoup d’énergie.

    Nous savons aussi, pour en connaître de près, qu’un prof de l’Éducation Nationale française, surtout s’il est en groupe, ça se plaint beaucoup, et ça râle souvent. Mais on ne critique pas leurs mauvaises humeurs parce qu’on n’aimerait pas forcément être à leur place.

    Nous savons que les profs, fonctionnaires ou non, ont à cœur de transmettre des savoirs, de faire progresser, d’élever des élèves, jeunes ou moins jeunes, de guider des apprenants dans l’acquisition de compétences etc, et que c’est un objectif plutôt motivant pour un être humain en interaction avec d’autres êtres humains.

    Nous savons qu’un sourire d’élève, un mot d’un parent, un mail d’un étudiant 5 ans après l’avoir eu en cours, sont des petites reconnaissances non monétisées qui rappellent pourquoi ce métier est unique.

    Nous savons que les symboles sont importants, et que la valeur sociale accordée à la figure de l'enseignant varie énormément d'un pays à l'autre.

    Nous savons surtout que la passion est un moteur, et que la passion est parfois un gros mot pour les institutions, voire même une excuse pour dévaloriser votre travail, qui n’est dès lors plus un travail digne d’être récompensé, mais une occasion offerte d'épanouir vos manies ridicules, mais c’est un autre sujet...

    Profs de FLE, nous savons également qu’il peut être motivant d’apprendre en s’amusant, que les principes de la ludification peuvent être des leviers d’apprentissage (compétition, collaboration, circuit de la récompense...), et qu’après tout, un badge doré, un DELF, ou une bonne note en rouge, c’est peu ou prou la même chose : une pastille d'estime de soi. Et même, un badge « champion du subjonctif », ça peut être plus rigolo à avoir qu’un vingt sur vingt à un exercice de systématisation de verbes.


Alors quoi ?

    Vous vous souvenez des verbes clés ? Motiver, reconnaître, certifier, valoriser.

Est-ce qu’un prof investi, consciencieux, peut vraiment se sentir reconnu par son administration en obtenant un badge numérique ?

Je ne le crois pas. Au mieux, il se sent infantilisé, au pire insulté.

    Est-ce qu’un prof lambda peut se sentir motivé à travailler plus et mieux, pour obtenir un badge numérique ?

Je ne le crois pas. Au mieux il peut rire, au pire il peut pleurer, dans le doute : pleurer de rire.

    Est-ce qu’un prof hyper compétent peut se sentir certifié par un badge numérique ?

Je ne le crois pas. Au mieux il hausse les épaules, au pire il quitte le navire.

    N’aurait-on pas pu imaginer, avec le même budget d'argent public, le développement d'un système de badges un peu funs pour les ados qui auraient particulièrement bien relevé le défi de l’école à la maison, de l’autonomie etc ?



    La vidéo ci-dessus précise qu’on peut faire figurer ses badges sur son CV…

Qu'il me soit permis de me demander combien de professeurs fonctionnaires, ont déjà rédigé leur CV. A quoi ça peut bien servir à un agent public, de collecter des badges de certification de compétences à exhiber sur un profil Linkedin, s’il ne change jamais d’employeur (l’État) pendant toute sa carrière ? Nous cacherait-on quelque chose ? Et si ces badges étaient des leurres ? Des diversions ? La face volontairement grotesque d’une réalité plus grave et moins avouable ?

Un problème ? Plusieurs en fait...

    Il y a quelque chose d’assez humiliant à distribuer aux profs des badges de bonne conduite, comme on donnerait des bons points à des enfants. Je comprends les collègues qui s'étranglent et pensent à un "foutage de gueule organisé".

    Tout cela ridiculise un noble ministère qui n’avait, d’après ce qu’on me dit, pas besoin de ça... Cette fausse bonne idée donne une énième preuve d’une administration déconnectée de la vraie vie des enseignants.

    Cette inadéquation entre la demande et l’offre fâche terriblement les enseignants. Or un enseignant fâché, on n’est pas encore tout à fait sûr que ce soit un bon service rendu à la société et aux futurs citoyens...

    Ces badges dévoient des principes intéressants en soi, basés sur le jeu comme instrument d’apprentissage, en en donnant l’image d’un gadget inutile issu des cerveaux phosphorescents d'écoles de marketing.

    La grogne des enseignants laisse penser que ceux qui ne sont pas ravis de recevoir des breloques en pixels comme reconnaissance de leur travail sont de méchants matérialistes avides d’argent. Il me semble que beaucoup d'entre eux ne demandent rien d'autre que la possibilité de faire leur travail dans des conditions acceptables (sans inflation administrative, sans consignes contradictoires, sans programmes inapplicables etc...)

D’autres problèmes encore soulevés et expliqués dans cet article, et celui-ci aussi. N'hésitez pas à donner votre avis en commentaires.


Finissons sur une note d’humour, la parodie est salutaire.

twitter de Bruce Demaugé-Bost @classedebruce 27 juin




Commentaires

  1. Dans un célèbre livre de Jared Diamond j'ai lu un jour un chapitre sur la prise collective de mauvaises décisions de la part de gens bien intentionnés à la base... C'était sur la diplomatie internationale (Kennedy and Co.) et une très belle explication. Le prof grognon que je suis en propose une autre, bien plus simple et qui fonctionne pour à peu près tout, mais idéale pour les open badges : la connerie :-)

    RépondreSupprimer
  2. Un article très pertinent qui soulève une fois de plus toutes les superbes inepties de ce système allant à contre-courant des professeurs bien pensants, passionnés, soucieux d'exercer leur profession avec tout le professionnalisme qui les anime, avec cette belle créativité qui fait la différence devant leur public ; un système bien réducteur et bien trop rigide qui n'a rien trouvé mieux qu'un set de "stickers" numériques, révélant une fois de plus son incapacité à se mettre à la mesure des mille et une stratégies que nous déployons chaque jour devant nos élèves …
    Peut-être ne faut-il tout simplement considérer cela comme une énième farce de ces académies car nous avons très certainement bien plus d'humour et d'imagination que tous ces fantastiques créateurs de cocardes ; et qu'aucun badge ne rendra jamais compte de la passion et de la créativité que certains d'entre nous déploient sans compter !
    Peut-être auraient-ils du songer à des badges un peu plus ludiques, à distribuer cette fois-ci à ceux qui font de l'éducation nationale un système qui oscille entre l'ironie et l'absurdité :)

    RépondreSupprimer
  3. J'ai trouvé l'article très bien écrit et bien informé aussi.

    Le petit côté fictif du brainstorming m'a bien plu : le pire c'est que je pense que ça se passe vraiment comme ça...

    Pour ce qui est de l'analyse, je la partage tout à fait. J'ai l'impression que plus ça va, plus on met sur le même plan élève et prof et qu'on s'étonne ensuite que ça ne fonctionne pas comme ça devrait, qu'on considère que les enseignants se fâchent pour rien et s'agacent des nouveautés alors qu'on veut faire évoluer leur métier...
    Certains collègues habitent dans des déserts numériques et n'ont pas pu répondre à la demande de faire des cours en ligne, des classes virtuelles et l'ont vécu douloureusement... Vont-ils en plus être pointés du doigt ?

    D'autre part, récompenser par des badges ceux qui se sont débrouillés, c'est éviter de se poser la question de la responsabilité de la formation et c'est également une manière de pousser vers la sortie les vieux profs qui coûtent cher et qui seront ainsi remplacés par de fringants diplômés non titulaires qui savent utiliser le numérique à défaut d'avoir les compétences pédagogiques.

    La semaine dernière au CA de mon collège, on nous a présenté le plan numérique avec l'installation de la fibre et le responsable parlait de "l'avènement du numérique". La formule m'a heurtée.

    Dans nos réunions de fin d'année, nous avons du coup détourné ces histoires de badges. Nous allons en faire pour les élèves. Nous nous sommes rendus compte lors du confinement qu'ils ont dû mal à faire des mels bien écrits, polis, à joindre des pièces jointes, etc. Donc nous avons listé tout ce qu'ils devraient savoir faire et nous allons les entraîner au cas où on devrait se reconfiner et enseigner à nouveau à distance.

    Pour ce qui est du CV des profs, pour le coup nous devons le remplir. Depuis trois ou quatre ans, nous sommes évalués au cours de trois rendez vous de carrière et on nous demande de mettre notre CV à jour sur iprof. L'entretien consiste à faire le point sur notre parcours, la variété des tâches effectuées et au final un petit classement nous donnera un avancement plus ou moins rapide... Nombreux sont les collègues enseignant à l'étranger qui ont également leur CV sur LinkedIn.

    A partir de la rentrée, les élèves de 3e devront valider Pix qui certifie les compétences numériques. Si on est prof et qu'on veut soi même valider ses compétences, il faut s'inscrire à une session dans un centre de certification et il serait souhaitable que les enseignants la passe gratuitement, ce qui pour le moment n'est pas effectif. L'application très start up Nation délivre également des badges de niveau...

    Mon avis sur tout ça : cher, inefficace et difficile à mettre en place car les dotations en ordinateur et tablets sont insuffisantes. En revanche, comme plein d'autres applications du même genre Pronote, les clés sécurisées d'authentification OTP, etc, ça rapporte beaucoup à quelques entreprises qui ont un quasi monopole d'état. On rajoute de la lourdeur à une institution en la masquant sous un aspect fun alors qu'on voudrait juste des moyens pour bien faire notre travail.
    D'autre part, il y a derrière une vision à long terme : si ça prend, il ne sera plus nécessaire d'avoir des enseignants devant les élèves et notamment pour des options rares ou pour pallier les difficultés de remplacement. Un prof efficace avec un ordinateur fera l'affaire... Mais encore faut-il le repérer !

    Merci en tous cas de vous être posé la question et d'avoir fait ce billet. Je l'ai relayé autour de moi et les retours ont été très positifs.

    RépondreSupprimer

Enregistrer un commentaire

Posts les plus consultés de ce blog

Animer un club de lecture B2

     Pour un prof de langue qui aime la littérature, mener un club de lecture, c’est une chance et un défi. Réflexions et bilan d'une année. Bibliothèque de Binhai, 2017, Tianjin Le niveau      La première question est celle du niveau de langue. Si le conte peut être approprié dès le niveau A2 et si le polar semble plus adapté au niveau B1 (captivant, beaucoup de dialogues, logique d’une enquête, prévisibilité de schémas narratifs et de distribution des rôles…) à partir d’un niveau B2 validé, on dispose d'une bonne marge de manœuvre, et l'on peut donc avoir de l’ambition dans ce qu’on lit. Le roman      La deuxième question est celle du choix des livres, et là aussi, c’est infini ! Nouvelles ? Essais ? Romans ? Reportages ? On a délibérément opté pour le roman, pour ses possibilités multiples. Comme le disait Milan Kundera "la seule raison d'être du roman est de dire ce que seul le roman peut dire." Et plus particulièrement les romans contemporains,

Médiation : du cadre à la classe C1

     Il en est de la médiation en cours de langue comme de la prose de Monsieur Jourdain, nous la pratiquons depuis longtemps sans nous en rendre compte. Par ma foi ! il y a plus de quarante ans que je dis de la prose sans que j'en susse rien, et je vous suis le plus obligé du monde de m'avoir appris cela. Acte II, Scène IV Le Bourgeois gentilhomme , Molière, 1670      Ayant formé pendant 4 ans des traducteurs et interprètes (donc des médiateurs), le concept et ses acceptions en didactique m'interrogent. Qu’entend le CECR par médiation ? Comment "médier des textes" en classe ? Quelques éléments de réponse. Descripteurs pour la médiation générale      La médiation, selon l’édition actualisée du CECR, regroupe un ensemble de compétences et d’activités comprenant à la fois la réception, la production et l’interaction. « Dans la médiation, l’utilisateur/apprenant agit comme un acteur social créant des passerelles et des outils pour construire et transmettre du sen