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Réflexions sur l'app Duolinguo


Réflexions d’un prof de FLE sur l’application Duolinguo


    Prof de langue, vous avez certainement déjà entendu un ami, ou pire, un de vos apprenants, vous parler de Duolinguo comme d’un outil magique d’apprentissage. Et probablement, cela vous a mis dans le même état qu’un traducteur devant Google trad, ou qu’un chef étoilé devant un tutoriel de cuisine sur Youtube… J’ai pour ma part, toujours été sceptique face au petit oiseau vert, jusqu’au jour où je l’ai laissé gazouiller à mon oreille, et où je me suis intéressé à ce qu’il avait à me dire.

Ceci n’est pas un cours de langue

    C’est le premier constat qui s’impose en préambule. Pas de communication, pas d’exposition en contexte des contenus lexicaux et grammaticaux, pas de production orale, pas d’approche inductive de la grammaire, recours à la traduction systématique, pas d’activités à proprement parler de réactivation et de création, pas de culture de la langue cible… La langue y est désincarnée, robotisée, numérisée, corsetée, stérilisée. On ne s’approprie que des formes figées stéréotypées. Une langue, ça n’est pas ça, faut-il le répéter ? Oui ! Voilà, c’est dit.



    Néanmoins, si l’on envisage l’application comme un outil supplémentaire existant, en parallèle et à l’extérieur d’un apprentissage rigoureux et communicatif, utilisé en conscience, pour ce qu’il est, et seulement pour ce qu’il est, on peut trouver à l’oiseau quelques qualités.

Systématisation et mémorisation

    L’oiseau vert a le mérite, par le biais de la répétition, de systématiser des structures de phrase et des mots de vocabulaire. Repris régulièrement, à intervalles orchestrés dans les « leçons », les mots sont mémorisés. Les activités de mémorisation sont trop souvent délaissées en classe pour négliger les possibilités offertes à l’extérieur. Le système des articles, l’accord des adjectifs avec les noms, les structures syntaxiques se mettent en place petit à petit. Tout ceci ressemble à un cahier d’exercice des années 1960, où il fallait traduire des phrases du type : les enfants ne sont pas des canards, ou bien le cheval mange le sel.

Plaisir absurde ?

    Justement, que dire de ces phrases stériles et stupides ? Que penser d’un parcours d’apprentissage qui n’éprouve aucun scrupule à proposer comme matériel de mémorisation des énoncés comme Le loup mange le renard, le canard boit du lait… On reste perplexe. A quel moment d’un quelconque contact avec un locuteur de la langue cible un tel acte de parole pourrait jaillir ? Une telle phrase n’a sa place que dans une pièce de Ionesco. C’est absurde, mais l’absurde est amusant. Prenons du recul et le parti d’en rire, car rire facilite l’apprentissage. Le mot, mis en micro-contexte risible, est ainsi associé à une émotion positive, laquelle participe pleinement de la mémorisation. Se souvient-on mieux d’un truc très bête que d’un truc très intelligent ? Le débat est ouvert...

Plurilinguisme et intercompréhension

    Toutes les combinaisons de langue ne sont pas disponibles sur l’application. Mais elle nous donne la possibilité d’accéder à beaucoup de langues par le biais de l’anglais ou d’autres langues. Ainsi, pratiquer l’italien à travers des bases d’espagnol du collège peut avoir un certain avantage, et permet de réviser des acquis oubliés tout en découvrant une nouvelle langue et les ponts qui existent entre les langues latines. C’est un peu plus coûteux cognitivement, mais cela peut être plus rentable à long terme, en matière de répertoire plurilingue et de flexibilité. Mécanisme scientifiquement prouvé et breveté sous l’appellation D’une pierre deux coups.

Communication méta-langagière ?

    L’application étant construite sur la même base de donnée lexicale, il est amusant, lorsque vous vous réunissez avec des collègues qui, comme vous, explorent l’application mais avec d’autres langues, de s’amuser à parler des mots de l’oiseau, à échanger son répertoire, et à constater que nous sommes en train de nous forger un lexique plurilingue commun. Nous savons, ça alors, dire le mot crabe, chacun dans la langue de son intérêt. Parler de sa progression et de ses découvertes linguistiques, cela peut être une occasion de réflexion méta-langagière rafraîchissante.

Ludification

    Mais le grand enseignement (oh le grand mot !) de l’oiseau vert, c’est la démonstration par l’exemple des principes de la gamification de l’apprentissage, grande mode de cette période, au même titre que la classe inversée et les cours hybrides. ( La didactique, comme l’histoire de l’art, a ses courants... ) Née dans le monde du marketing et du management, la gamification a pour but de fidéliser le client. Appliquée à l’apprentissage, elle fidélise l’apprenant par le biais de mécanismes manipulateurs, sécrétant ça et là dopamine, ocytocine et autres hormones responsables du plaisir. Sans développer un cours théorique sur la ludification de l’apprentissage, on peut identifier les principes suivant : collection, répétition, compétition, fidélisation, récompense.

    Collecter des points et des couronnes, des badges et des flammes de constance, qui débloquent des niveaux et des exercices supplémentaires, qui eux-mêmes vous permettent d’accumuler des points. Chaque niveau validé permet d’obtenir des lingots rouges, lesquels servent de monnaie virtuelle pour « acheter » des exercices en plus, miser sur ses capacités comme au casino etc...

    Répéter les exercices jusqu’à la bonne réponse. Le jeu est efficace, on refait ainsi jusqu’à la bonne réponse qui permet d’avancer dans un bruit de trompette. Enseigner, c’est répéter disait mon prof de latin.

    Les points accumulés vous inscrivent dans un classement global, et vous voyez votre positionnement évoluer en direct, parmi des inconnus qui étudient la même langue que vous. Plus vous avez de points, plus vous montez en grade jusqu’à un podium or-argent-bronze. Cela ressemble à un énorme Kahoot des années 2010 avec l’émulation que cela comporte. Comble de la compétition (saine ou pas), vous pouvez suivre la progression de vos amis, et ainsi entrer en concurrence avec eux, où qu’ils soient dans le monde.

    L’oiseau vous informe chaque semaine de votre progression, et vous encourage à revenir « étudier » pour vous dépasser vous-même. Un peu chaque jour, à doses homéopathiques, cela suffit à gagner la petite flamme de la constance. Et puis l’oiseau vous récompense, en vous offrant des points si vous répondez correctement à plus de 3 réponses à la suite, il vous abreuve de sonneries triomphantes à chaque fin de série, il vous félicite. Parce que l’oiseau est très bienveillant.

    C’est, reconnaissons-le, beaucoup plus amusant qu’un contrôle de grammaire, et les petits diamants rouges accumulés sont beaucoup plus mignons qu’un diplôme de DELF… (à quand l’examen gamifié ? : )

    Si l’on peut admettre que les principes que l’oiseau vert met en action ont un réel impact sur la motivation, on aura cependant un petit bémol : il manque cruellement à l’application une dimension collaborative et créative. Pour des productions écrites créatives et ludiques, je me permets de conseiller ici d’autres oiseaux, ceux de www.birdsdessines.fr. Quant à l’oral créatif en classe, j’y ai consacré plus de 10 ans de ma carrière d’enseignant et de formateur.


Pas de vessies pour des lanternes...

    L’oiseau vert nous donne donc, à la fois un exemple en creux de ce que n’est pas un cours de langue en bonne et due forme, et des idées de dynamisation pour renouveler nos pratiques. (Il m’interroge aussi en passant en tant que citoyen : à qui profite le temps de connexion qu’on y passe ?)

    L’application revisite de très vieux principes et des stratégies nouvelles : l’alpha et l’oméga de la didactique en quelque sorte. Les poussiéreux et absurdes exercices de traductions de phrases sans grand intérêt de contenu, parfois jusqu’à l’absurde, s’unissent à de redoutables principes de ludification qui motivent l’apprenant à continuer. Bien utilisé, en conscience, l’oiseau peut être pour les enseignants une arme intéressante, une source d’inspiration pour modifier ses pratiques, un agitateur de certitudes, et c’est déjà pas si mal pour un piaf numérique.


Commentaires

  1. Pardon d'ouvrir le bal avec un commentaire aussi superficiel mais je trouve le dessin humoristique qui accompagne l'article irrésistible et ... terriblement éclairant.

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  2. Gamification est-il un mot français ou anglois ? Ne peut-on pas utiliser ludification ?

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    Réponses
    1. Vous avez raison, ludification est tout aussi joli. Les deux mots sont utilisés par les spécialites de la chose. Pour ma part, j'alterne, même si je partage votre amour pour la racine latine. J'ai vu à ce propos, que le manuel Défi 4 propose dans l'unité 8 consacrée aux jeux, le mot ludification, et en explique même l'étymologie. De nombreux apprenants vont ainsi peut-être vous rejoindre. : ) Réflexion faite, il me semble qu'on pourrait même imaginer qu'il existe une nuance de sens entre les deux termes : gamification disant son origine de l'anglais du marketing, et ludification plutôt l'application des mêmes techniques à l'enseignement. Le temps nous dira comment le binôme évolue. Qu'en pensez-vous ?

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